Galliera, Palais des horreurs

J’ai une vue parfaite. Quasi-parfaite. J’ai ce qu’on fait de plus faible en matière de myopie. Sur l’autoroute, le panneau qui vous annonce un bouchon en grandes lettres lumineuses oranges, j’ai du mal à le déchiffrer à plus de 250 m, ce qui est un beau score. Et bien grâce à Galliera, j’ai aussi appris que je ne pouvais pas lire dans le noir. Vous allez me dire : sans déconner ! Mais mine de rien, je n’avais jamais pensé à essayer. Grâce à eux, c’est désormais chose faite.

Oh ben ça alors, le noir non éclairé, on ne voit rien. *

Seule deux expositions m’ont pourri la vue, de toute ma vie. Parce que j’ai des yeux qui s’adaptent à presque tout. Sauf au verre réfléchissant de l’expo Balenciaga de "Galliera hors-les-murs" (des casiers à plat qui renvoyaient la lumière des spots directs et trop forts du plafond) et aux spots en lumière intime/tamisée/bordel 1900 ou carrément absents de la dernière. Les cartouches au sol recouverts de mon ombre sont un bel exemple de "oh je vais mettre un spot là, c'est trop jouli, et fuck l'accessibilité."

Parfois encore mieux, la robe est pailletée et l'on peut profiter de la chouette lumière que renvoient les dites-paillettes, par contre profiter de la robe elle-même... tra la la la la. Dois-je rappeler qu'il d'agit d'un musée et pas d'une exposition universelle et que la mission d'un musée n'est pas d'ébaubiller le chaland, mais de lui faire découvrir des oeuvres d'art dans leur beauté plastique et technique ? TECHNIQUE. Genre moi je veux voir la coupe et les techniques de couture. Et les élèves d'écoles de mode aussi (le public le plus fidèle du musée. Qu'est-ce qu'ils sont bien traités.).

Je suis sortie de l’exposition sur la garde-robe de la Comtesse Greffulhe avec la migraine et les yeux qui me brûlaient comme si j’avais passé une nuit blanche. Fun...

Un bel exemple de je-me-penche-je-te-vois-plus-je-me-redresse-je-te-vois-plus

J’en ai conclus que le Palais Galliera est financé par l’Opus Dei des ophtalmologues.

***

Lorsque vous passez l’entrée de la dernière exposition du Palais Galliera, on vous prévient que les photos sont interdites (la moitié de l’expo est dans le domaine publiqueuh screugneugneuh !) et de faire attention aux estrades. Plaît-il ? J'y suis allé le premier jour d’expo, et ils savaient déjà, après seulement l’expérience des deux vernissages, que leurs estrades provoquent des accidents ? Je confirme : elles sont carrées (ça fait MAAAAAL, les coins), de la couleur du parquet dessous pour être "invisibles", et souvent très (trop) rapprochées les unes des autres. Un fauteuil roulant ne passe pas à certains endroit. Personnellement, je pense que les tréteaux qui supportent les tables ou les échafaudages nus qui servent à construire des "mini-pièces" à l’intérieur des salles d’expositon sont encore plus dangereux.

Je vous entends sursauter d’ici. Des tréteaux ? Bienvenue à l’air de la muséographie débilissime. On vous parle d’une aristocrate extraordinairement riche du très grand-monde, et l’expo ressemble à un chantier en travaux.

Photo provenant du blog Louise Paris, seule que j'ai trouvée 
sur internet qui montre un peu correctement la muséographie "en travaux".

La muséographie, en plus d’être dangereuse, ne pourrait pas être moins adaptée au sujet. Seule la couleur vieux rose des murs — une des couleurs préférées de la comtesse — a un sens, sauf que dans des pièces où les lumières sont déjà basses, cela donne encore plus l’impression de veiller les morts.

Alors pourquoi ce cirque ? Parce que 37.

Trente-sept, c’est le chiffre que j’ai obtenu en recomptant de tête le nombre de robes et manteaux présents dans l’expo. Par la magie des accessoires, le chiffre doit pouvoir presque doubler. Les salles sont VIDES. Une expo comme celle de Lanvin, la précédente, avait entre 100 et 150 pièces, accessoires compris. Alors bien sûr, quand on n’a rien à montrer, il faut meubler l’espace pour attirer le chaland.

Pour être bien sûre que vous puissiez visualiser, j’ai même fait un schéma.


Chaque carré qui ne comporte pas de chiffre correspond à UNE robe. C’est d'un ridicule achevé. Buté, clamsé, décanillé : a-che-vé. Les carrés marqués d’un point bleu sont des pièces (sol et trois murs) construites à la taille des robes pour les "mettre en valeur".



Celle de la deuxième salle est carrément trop grande pour la robe qu’elle contient ; en regardant les photos du vernissage, j'ai l'impression qu'elle devait contenir 2 costumes. Ça aurait été moins ridicule.


Le rectangle marqué d’un point vert est un sarcophage de verre accueillant une robe en gisant. Après réflexion, je suppose que cela voulait rappeler le cercueil de cristal de Blanche-Neige, et l'aspect "princesse de conte de fée" de la comtesse dans ses robes vaporeuses ; en réalité c’est d’un goût parfaitement douteux (d’autant que la robe qui git, la dame l’a portée quand elle avait 34 ans, et qu’elle est morte à 92 ans).

De la part de la robe morte

Les rectangles marqués 5 et 6 sont en fait des petites estrades carrées mises en quinconce (elles ne l'étaient visiblement pas la veille lors du vernissage), pour être certains qu’on se prennent les pieds dedans. En bleu, les accessoires et papiers. Vous remarquerez que les deux dernières salles n’ont qu’une robe chacune. On est au cirque : un numéro par salle !


Les costumes et les accessoires sont beaux, sans conteste, et c'est bien tout ce que l'on peut leur faire comme compliment. On ne les voit pas : ils sont comme je l'ai dit mal éclairée, mais aussi trop loin du public. Désolé à 1,20m, dans le noir, j'apprécie mal la qualité du schmillibilick :

1,20m d'estrade entre moi et les précieux, au minimum. La petite robe noir du fond ? Elle est superbe. Je crois... 
C'est marqué dans le cartouche, mais j'en sais rien, je me suis écorché la rétine à la voir.

Les costumes sont incroyablement mal mannequinés. Sérieusement. Ils ont coupé un poste dans le budget ? Délégué à une entreprise tiers ? Galliera, pour moi, a toujours été parfait pour le mannequinage, une référence, par rapport en particulier au Musée des Arts Déco qui, lui, a toujours privilégié le look informe/cintre. Ba-da-boom. Les robes 1920 sont forcées sur des poitrines trop fortes qui tirent carrément sur les coutures de certaines, les robes 1930 tombent presque toutes comme sur des cintres et les quelques costumes 1880 qui sont sans exception montrés sans tournure. SANS TOURNURE, BORDEL !  Et bien sûr, les mannequins toujours trop maigres : j'ai constaté sur un corsage 1880 en dentelle (donc transparent), que l'on pouvait hypothétiquement mettre 3 doigts entre la courbure du dos du mannequin et celle du vêtement.

Mais le mieux reste ce manteau qui a eu droit à un mannequinage spécial. Qui ne correspond à rien de portable, et surtout pas la manière dont il était porté par la comtesse. Parce qu'ils ne manquent pas de photos au musée pour savoir comment cette pièce-là en particulier était portée, en l'occurrence.

Oh, une pointe de flèche... heu une pointe d'avion... hum hum, un truc...

Je suis à 100% certaine que mannequiné à peu près comme ça, on l'aurait tout aussi bien apprécié.

Le problème des pièces choisies, c'est que parmi toute la collection de la comtesse qu'ils possèdent, ils ont souvent choisi les pièces les plus connues. Alors oui, certes, je suis ravie de les découvrir en vrai, sauf que le musée joue la carte de la prudence commerciale au mieux, au pire, il n'a pas de respect pour les attentes de son public. Les robes les plus belles et les plus connues, c'est bien beau au niveau bling, mais encore une fois, la mission d'un musée est de partager ses collections, pas juste de faire tourner en boucle les 10% que tout le monde a déjà vu en photo quelque part.

A ce propos d'ailleurs, au moins une de ces robes était déjà montrée dans l'exposition à l'Hôtel de Ville, et deux ou trois autres étaient dans l'expo Lanvin, juste avant l'actuelle. On parlent donc de robes qui en l'espace d'un an et demi ou de 3 ans, auront subi de très fortes tensions, avec très peu d'interruption entre les deux. Les règles de conservation textiles, à une époque, c'était : exposé une fois = en repos 5 ans. Si même au niveau de la conservation textile ils commencent à faire n'importe quoi...

Déjà vue à l'expo de l'Hôtel de Ville

Je l'ai tellement vue des centaines de fois en photo partout, cette robe, qu'en la voyant en vrai, et ben j'en n'avais plus rien à foutre. 

***

Maintenant parlons du fond scientifique. Argh... scientifique. Difficile de savoir s'il y en a vraiment un quand le but assumé est de vous extasier sur la vie d'une comtesse qui avait des robes de princesses. La pièce où l'on trouve les informations les plus poussées sur elle, et le seul regard critique de toute l'expo, c'est dans l'avant dernière. Jeeeezzz...

Reprenons. On nous parle d'une très grande aristocrate : qui est-elle, d'où vient-elle ? Vous apprendrez dans l'avant-dernière salle qu'elle est la descendante de Mme Tallien, et cela ne vous sera donné que comme une info annexe. De Bleu ! C'est essentiel pour la comprendre !

C'est une femme qui descend d'une lignée de très belles femmes, très populaires. Madame Tallien est une Merveilleuse, c'est à dire une femme très très libre (voire très courtisane avant l'heure) dans une époque qui ne l'est pas (le Directoire et le Consulat sont des époques très prudes et très misogynes), qui eut une tripotée d'amants et de maris (le grand père de notre duchesse a été conçu hors mariage, et il a eu droit à un procès, qu'il a gagné, de la famille de son père pour qu'il ne récupère pas le titre de noblesse familiale). Elle fut aussi connue pour son action politique et charitable. Il faut pouvoir arriver à se mesurer à une telle légende. Mais elle n'est pas la seule ancêtre de la comtesse qui a brillé dans Paris. Mlle de Cabarrus, une cousine de son grand-père (si j'ai bien calculé l'arbre généalogique), était en son temps considérée comme la plus belle femme de tout Paris.

En gros, la comtesse choisie de s'inscrire dans une lignée narcissique, dédiée avant tout à l'éloge de sa propre beauté et de son propre style. Son oeuvre culturelle est importante, dans la lignée de la réputation de bonne dame charitable de Mme Tallien : elle était musicienne de talent, comme son aïeule, et soutenait énormément les compositeurs, en particulier Wagner qu'elle adorait, les concerts, les Ballets Russes, etc. Elle a aussi soutenu l'Institut du Radium.

Mais ça ne suffit pas à expliquer son narcissisme. Il faut aussi souligner qu'elle vivait avec un homme colérique (probablement violent) qui lui menait une vie d'enfer. Elle compensait par la mode, l'exhibition de soi (même si elle n'était pas particulièrement innovante, en matière de mode, mais plutôt très bling bling). Son malheur intérieur, elle le transformait en feu d'artifice extérieur.

Bien évidemment, ses névroses ne sont pas évoquées dans l'expo (le mot narcissisme n'apparaît qu'une seule fois, dans un texte qu'ils ont oublié d'éclairer (!), à la fin de l'expo.) Pas évoquées non plus ses relations plus que difficiles avec sa fille, moins belle, moins extravertie, qui avait probablement moins de goût et qui surtout était écrasée par la vanité de sa mère. Pour le mariage de sa fille, elle portait ça :

J'ai quand même beaucoup bavé sur celle-là.


Une robe entièrement brodée de perles, de strass et brillants, et de fils d'or. Et pourvue d'une traine longue ET large. Une robe qui prend tout l'espace, capture la lumière des cierges, et attire tous les regards. Il existe même un film d'information de l'époque (pas dans l'expo, bollocks !) qui la montre sortant sur les marches de l'église de la Madeleine (il n'est pas mentionné si sa fille est visible !). Les journaux de l'époque ont vivement critiqué le fait qu'elle était plus belle et plus brillamment habillée que la mariée, sa fille. Tout ça, c'est dans l'expo ? Nixt. Je l'ai appris dans le catalogue.

Il y avait toute ses contradictions : fervente royaliste, mais qui, de par ses acquaintances artistiques, et politiques dans les salons, fréquentait la gauche républicaine qui lui fit prendre le parti de Dreyfus. Contre son mari, contre son milieu, contre ses amis, contre ses proches : contre tout ce qu'elle était en réalité. Simplement dire qu'elle a défendu Dreyfus dans une mini biographie pas très intéressante, ça ne suffit pas à expliquer la complexité de cette décision et de sa personnalité.

Il manque également une analyse de ce qu'est le luxe et le chic à cette époque, et en quoi elle était carrément hors norme. L'exposition ne se concentre que sur elle. On n'y montre pas un seul vêtement ayant appartenu à une autre femme, d'une autre classe sociale, pour permettre une comparaison : voyez, une femme X de la bourgeoisie s'habillait comme ça, à côté, la comtesse à l'air sortie d'un conte des 1001 nuits. Et non, le visiteur moyen ne sait pas comment s'habillait la bourgeoise X, tout simplement parce que le visiteur moyen, tout ce qu'il connaît en matière de costume, c'est ce qu'on lui montre dans les musées (du très très chic), ce qu'il voit éventuellement sur des tableaux de maîtres (des gens qui ont les moyens de se payer un portraitiste) et basta. Pédagogiquement parlant, le niveau est au fond de la Grande Fosse de Carkoon.


Mais là où l'exposition ne fait VRAIMENT pas son boulot, c'est pour expliquer son statut d'icône de son époque. A part citer Proust mille fois, Galliera ne propose aucune analyse, même les plus basiques. Euh, au fait, il est pas gay, Proust ? Et son cousin, à la comtesse, il ne serait pas gay aussi ? C'est quoi une icône gay à la fin du XIXe siècle, comment ça se construit, comment ça navigue entre les non-dits et les jeux de séduction chaste ? Et d'abord, comment une aristocrate devient-elle une icône comme une vulgaire Cléo de Mérode, comment une femme dite "honnête" séduit-elle tous les hommes sur son passage ?

Une possibilité de réponse était d'étudier comment elle se met en scène exactement comme une courtisane, une demi-mondaine, tout en restant intouchable de par son statut social. Et ça, ça crève les yeux.

Par exemple, dans la première salle, sont exposés des dessins fait par un artiste aujourd'hui oublié (par moi, déjà), qui a dessiné la comtesse dans son intimité, à sa demande à elle, jusqu'à ce qu'elle refuse que les croquis soient jamais montrés ou exposés parce que trop intimes (hum, en fait non. Et en plus, ils sont mauvais.). Elle a joué avec ce peintre, et sans doute avec d'autres, un espèce de jeu sur le voilement/dévoilement d'une intimité suggérée, alors que tout chez elle était fabriqué, jusqu'aux gestes de ses mains (elle était surnommé le Cygne par son cousin -- gay ? -- énamouré, à cause de la position qu'elle faisait prendre à sa main qui ressemblait à une tête de cygne. Tentez de faire pareil, et dites-moi si un geste pareil vous viendrait naturellement.)

Autre "passion" qu'elle partageait avec les grandes demi-mondaines : la mise en scène d'elle-même à travers les photographies. Et elle se faisait beaucoup photographier.

Par Otto, 1899. Trucage, via usage du négatif pour permettre à la comtesse d'apparaître avec son double noir. Narcisse, dis-moi ton nom.

  
A gauche : Par Nadar, dans une robe de son ancêtre, Madame Tallien, 1883
A droite : Liane de Pougy, probablement dans un costume des Folies Bergères, date ?


 
Par Otto, 1887. La seconde photo, de la même séance, a été retouchée pour servir d'affiche à l'expo. Je n'ai pas trouvé l'original sur Google.

  
Par Jean Reutlinger, La Belle Otéro, date ?


Par Nadar, 1896. Proust a soit-disant harcelé la comtesse pour obtenir l'un de ces deux photos. 
Il est plus que probable qu'elle a sérieusement apprécié de jouer les farouches avec lui avant de la lui offrir.

  
La Castiglione, 1890s ?


  
A gauche : Par Nadar, 1887
A droite : Par Nadar aussi, Liane de Pougy, 1890s

Par rapport à la dernière photo de la comtesse, j'ajouterai que j'avais fait l'exposition sur la prostitution à Orsay la veille : le commentaire des commissaires d'expo d'Orsay (autrement plus sérieux que ceux de Galliera) sur les photos de courtisanes, soulignait qu'on les identifiait souvent parce qu'elle faisait le geste de se toucher la bouche ou le menton (oui, c'est un geste sexuel suggestif au XIXe).

***

Deux mots de conclusion ? Une exposition pauvre, pauvre et pauvre. Les costumes sont beaux, mais, de Bleu !, que c'est chiantissime de se faire prendre pour un.e décérébrée.e parce qu'on aime le costume.


*(sources : sauf mention particulière, les sources des photos de l'expo sont soit le site de Galliera, soit des articles de presse en ligne. Je n'ai pas noté, shame on me.)

Ps : yeah, j'ai publié un autre de mes brouillons ! A ma décharge, j'ai fait un loooong article, ce qui explique que ça m'ai pris des plombes.

Commentaires

  1. Je regrettais d'avoir loupé cette expo lors de mon passage à Paris mais votre billet m'a apporté une consolation. Sur le même esprit, j'avais visité l'expo "Roman d'une Garde-Robe", hors les murs et j'avais constaté la pauvreté de l'expo par rapport à mes attentes. Quel dommage! J'espère que le Palais Galliera saura corriger le tir

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