Conservation & atrophie de la mémoire

Bon, c'est juste un embryon de réflexion qui me traîne dans la tête depuis quelque temps. 

Hier, en traînant sur le web, j'ai découvert un nouvel exemple de robe à la piémontaise. 


Qu'est-ce qu'un robe à la piémontaise me direz-vous ? C'est ce qu'on a l'habitude d'appeler un OFNI, un Objet Textile Non Identifié. Un mix improbable entre la robe à l'anglaise et la robe à la française, avec les plis du dos rattachés en haut dos et à la jupe, mais libres tous le long du dos.

En la matière, le mot "habitude" est exactement celui qui convient. On a beaucoup d'habitudes quant à la manière dont on parle de la mode et du costume : la robe à la française et la robe à l'anglaise sont "normales" mais la robe à la piémontaise est "rare", parce que les unes sont conservées par centaines d'exemplaires dans le monde, malgré leur ancienneté, et qu'il n'existe qu'une poignée des autres ; l'anglaise retroussée est une polonaise et la vraie polonaise un vulgaire court-circuit de notre manière de penser ce type de robe, parce que, encore une fois les premières sont plus nombreuses dans les musées que les secondes.

Et tout le problème est là. A quel point notre regard sur ce qui se portait autrefois est -il biaisé par des accidents de conservation ? Le XVIIIe siècle est un bon exemple pour analyser cette question, et pas seulement parce que c'est ma période de prédilection : les vêtements du XIXe sont beaucoup plus nombreux à avoir été conservés, et l'accès des gens à une garde-robe qui mérite ce nom était plus vaste (depuis le dernier quart du XVIIIe, en réalité), mais le XVIIe, par contre, a laissé trop peu de pièces pour qu'on puisse y voir une stratégie plus ou moins consciente de conservation, ou d'absence de conservation. Par contre avec les costumes que le XVIIIe, si on accepte de décaler le regard, on peut tout de suite déterrer des anomalies. 

Revenons à notre robe à la piémontaise. Alors, rare ? Jusqu'à l'arrivée d'internet, et la numérisation des collections de musées, je peux comprendre qu'on lui ai dévolu ce qualificatif : il n'y en a pas en France, ni en Angleterre, une au Danemark, par contre, il y en a plusieurs en Espagne. Mais le fait est là, il y en a plusieurs conservées. Maintenant que l'on peut recouper les collections, les ventes aux enchères, et les collections particulières, il en reste six, peut-être sept. Sans compter les collections privées méconnues. Rare... pas exactement. Peu courante, oui.

On peut essayer de faire une comparaison : combien reste-t-il de "vraies" robes à la polonaise conservées ? J'en ai recensé 11 classiques (dont une en salle des ventes, incroyablement mal exposée et photographiée) et je suppose que Galliera doit en avoir une ou deux en plus. Et 7 "dérivées" (polonaises que j'appelle "courtes" à défaut d'un autre nom). Mais là aussi, on parle de pièces rares. Ce qui est encore plus discutable.

Bien évidemment si l'on compare ces 6 et 18 face à la pléthore des robes à la française et à l'anglaise, on a un déséquilibre certain. Mais si l'on prend le problème dans l'autre sens, on a d'autres déséquilibresd tout aussi flagrants : 18 polonaises conservées pour le nombre absolument absurde de gravures, de tableaux ou de textes qui la représentent, c'est relativement peu. Et paradoxalement, 6 piémontaises pour une seule gravure, et un vêtement virtuellement jamais mentionné dans aucun texte, c'est un chiffre trop élevé. Si la polonaise était si courante, pourquoi en a-t-on si peu ? Si la piémontaise était si rare, pourquoi en a-t-on autant ?

Je précise évidemment que je n'ai pas de réponses à ces questions, et qu'il n'y en aura sans doute jamais. Mais elles devraient nous forcer, en tant que costumiers amateurs ou professionnels, en tant que passionnés d'histoire du costume à essayer de réfléchir à la manière extrêmement distordue dont nous recevons, interprétons, et redistribuons les habitudes vestimentaires anciennes. C'est bien sûr un sujet récurrent dans l'étude du costume, dès qu'on parle de costume populaire contre costume des élites, et l'écrasante sur-représentation de la seconde. Mais ici, on a un problème plus vaste qu'une préférence élitiste qui est inhérente à l'art et aux musées par ailleurs.

La question se pose pour les piémontaises et les polonaises, mais elle se pose pour beaucoup d'autres type de vêtements : où sont les lévites ? il n'en reste AUCUNE. Les robes battantes ? Moins d'une quinzaine (je ne les ai pas toutes dans mon tableau Pinterest, les nombreux liftings du site ayant tendance à bouffer mes images) Pourquoi si peu d'habits d'équitation, et encore moins de tenues de chasse ? Pourquoi pas de pantalons ? Pourquoi si peu de vêtements de gros ? Contrairement à la légende, il y avait des gros avant l'industrie agro-alimentaire. Etc. Des exemples, il y en a à la pelle.

La question est donc : que choisit-on de conserver, et pourquoi ? Et n'avons-nous pas reconstruit, par des absences de pièces ou de gravures, ou au contraire une profusion des deux, des habitudes vestimentaires faussées ? N'avons-nous pas ré-interprété, sur-interprété, sous-interprété ces habitudes ?

La polonaise, omniprésente ? peut-être. Mais on n'en trouve pas tant de mentions dans les inventaires après décès. Au vu des gravures, elle domine la mode des années 1770. Et pourtant, on en conserve peu. Pourquoi ce "rejet" après autant de succès ? A-t-elle été considéré comme une mode passagère sans intérêt à posteriori ? Ou lui a-t-on associé une réputation sulfureuse ? J'avais trouvé dans un livre, il y a quelques temps (il faudra que je le retrouve pour photographier la page, parce que c'est une image que je n'ai jamais retrouvée ailleurs) une gravure des années 1780 montrant un groupe de prostituées : elle portent toutes des polonaises. A-t-on oublié de la conserver, ou a-t-on voulu en effacer le souvenir ?

La piémontaise, rare ? Et si elle était tellement ordinaire, commune, qu'elle n'était pas considérée comme de la mode ? Après tout, on n'a que très peu de notion sur ce que portaient au quotidien les bourgeoises de province. Ou les aristocrates espagnoles A quel point les oeillères franco-centrées que l'on impose à l'étude de la mode du XVIIIe siècle déconstruisent les vrais usages européens des modes ?

Que choisissons-nous de conserver dans nos armoires, nous, enfants du XXe ou du XXIe siècle ? Comment envisageons nous la mémoire textile de nos vies ? Gardons-nous nos vieux jeans ? Quels jeans finiront aux musées : Levi's, Guess ou mon jean sans marque ? Et d'ailleurs, dans deux siècles, le jean sera-t-il encore considéré comme une mode ou sera-t-il oublié des musées et des conservateurs.

J'ai évidemment beaucoup plus de questions que de réponses, et j'en ai beaucoup plus que je ne l'imaginais en démarrant cet article (dont je pensais qu'il ferait deux paragraphes au mieux). Mais je pense qu'on n'engage pas assez de réflexion sur la sociologie et la psychologie à la fois du costume et des représentations qu'on en a eu à travers le temps. A force de ne vouloir que reproduire la beauté de l'objet costume, on oublie peut-être pourquoi on s'est tous et toutes lancés dans ce hobby un jour : pour essayé de capturer une certaine réalité historique. Réalité historique qu'on n'a peut-être à peine commencé à toucher du doigt sous la couche d'interprétations erronées.


Bon... les insomnies, ça me rend un peu cafardeuse, je crois.

Commentaires

  1. C'est une réflexion intéressante en effet.
    ça me fait penser au problème de la présence des femmes dans le musée moderne. Depuis toujours des femmes produisent des œuvres d'art, mais à la constitution du musée moderne (par des hommes) leurs œuvres ont été écartées des collections.
    Les collections des musées sont issues des choix arbitraires des conservateurs, on le sait. Savoir pourquoi ces choix ont été faits c'est passionnant, malheureusement, pour beaucoup d'éléments, on ne le saura jamais.

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  2. Très, très intéressante. Tu m'ai eu à la polonaise, bien sur: la version vraie est si méconnue. Quelque chose étant rare entre les pièces conservées ne doit pas être pris comme nécessairement rare à l’époque - "absence de preuve n'est pas preuve de l'absence". C'est pourquoi j'ai tendance à mettre plus d'importance à la description contemporaine et l'evidence pictural que les pièces conservées, une chose je pense que les historiens auront une tâche encore plus facile avec: même si nous perdrons nos jean, ils auront des millions de photos et films qui documenteront les vêtements que nous mettons aujourdhui. (Sauf un énorme catastrophe.)

    D'abord, je pensais que j n'étais pas d'accord regardant la piémontaise, mais puis je regardais encore à la planche de mode. C'est de 1778, et dit que "cette mode a pris son origine ... en 1775." Pour moi, cela suggère fortement qu'on la portait avec un certain degré de régularité dans ces ans, au moins; comme les robes à la française ont commencé à tomber autour de ce temps, il semble probable que la robe à la piémontaise tomber aussi.

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